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L'ère de la scène

Site d'Eléonore de Vulpillières. Recensions d'essais, pièces de théâtre, expositions... mon site propose des sujets relatifs à la scène culturelle.

"Le wokisme est un pastiche de l’Evangile" : entretien avec Jean-Philippe Trottier

"Le wokisme est un pastiche de l’Evangile" : entretien avec Jean-Philippe Trottier
"Le wokisme est un pastiche de l’Evangile" : entretien avec Jean-Philippe Trottier
"Le wokisme est un pastiche de l’Evangile" : entretien avec Jean-Philippe Trottier

Cet entretien est initialement paru dans le numéro 3805 de l'hebdomadaire France Catholique du 17 mars 2023.

Journaliste, diplômé en musique et en philosophie, Jean-Philippe Trottier met en garde, dans son nouveau livre, contre les idéologies nouvelles qui asservissent l’homme, d’autant plus dangereuses qu’elles contrefont le christianisme. 

L’Occident, écrivez-vous, a versé dans l’idolâtrie. Qu’entendez-vous par là, et qu’est-ce qui explique cette évolution ?  

L’idolâtrie est inscrite au cœur de l’homme depuis Mammon et l'adoration du Veau d’or. Elle a pris des formes différentes selon les époques, mais tout s’est accéléré sous l’effet de la modernité. La rationalité, la liberté, l’autonomie de l’individu… Tout cela est bel et bon, mais nous nous en sommes enivrés : notre appétit de conquête est inextinguible. Le progrès technologique n’est plus un instrument, il est devenu une fin en soi. On voue un culte au Dieu-Progrès, celui de la science et des Droits de l’homme. Au Moyen-Âge, à l’inverse, l’homme recevait le monde davantage qu’il ne le conquérait. Nous voulons aujourd’hui le contrôler, et même nous en affranchir.

Pourtant, la croyance religieuse perdure, même si la pratique est en baisse chez les catholiques. 

Évidemment ! La croyance continue d’exister mais elle se replie dans des sphères plus intimes, plus morales. On a humanisé Jésus-Christ en occultant sa part divine ; l’homme moderne est moins chrétien que “jésusien”. En faisant reculer l’ancienne croyance, celle qui fédère une société, on prétend libérer l’homme mais pour mieux l’enchaîner. On a donc mal compris les Dix Commandements, perçus comme une sorte de code civil qui intimerait à chacun : « fais pas ci, fais pas ça ». On a éliminé des textes fondateurs, mais pour se voir imposer une multitude d’injonctions coercitives morales, au nom notamment des minorités qui sont devenues militantes. 

La société n’a jamais été aussi attentive aux victimes. N’est-ce pas un bien ? 

Même s’il y a eu et s’il y aura toujours de vraies victimes, gare aux faux-semblants ! Nous vivons paradoxalement une époque nietzschéenne : le faible prend sa revanche sur le fort, il tire de sa pureté une force de vengeance. Nous n’aurions jamais imaginé que, par une forme d’inversion des valeurs, celui qui se réclame d’une vulnérabilité, réelle ou imaginaire, puisse déployer une telle force de frappe ! Les ressorts qui président à ce phénomène sont psychiques mais aussi métaphysiques. Ils reprennent, en les dégradant, des images chrétiennes. Nous sommes encore mus par des automatismes religieux et pouvons de la sorte être désarçonnés par des gens qui se réclament de façon inconsciente du Christ en croix ou de la Vierge immaculée. 

A travers la figure de la victime, peut-on voir une contrefaçon de l'imagerie chrétienne ?

Congédiez Dieu, il reviendra sous forme dégradée, disait Gustave Thibon. Ces idéologies – le communisme au XXe siècle, le féminisme essentialiste aujourd’hui – ont repris l’imagerie chrétienne du Christ immolé sur la croix, du paradis ou encore du péché originel. Elles s’inscrivent dans une dynamique chrétienne débarrassée de la transcendance de Dieu et aplatie sur terre. On est passé d’un monde traditionnel ontologiquement épais à un monde métaphysiquement étique, dans lequel chacun porte désormais son identité christique victimaire en bandoulière de façon agressive et revendicatrice : « racisées », minorités sexuelles, culturelles, religieuses, végans. Notre civilisation se sent coupable alors qu’elle a accompli des avancées décisives sur les plans technologique, économique, artistique, politique. En 1899, Rudyard Kipling écrivait son célèbre - quoique choquant aujourd’hui - poème Le fardeau de l’homme blanc, pivot du monde qui apporte la lumière de la civilisation aux peuples dits arriérés. Ceux-ci se sont réveillés avec les deux guerres mondiales et la décolonisation, et s’opposent à l’ancien colonisateur. Or, quand une force s’affaiblit, une autre prend le dessus. Le processus de retournement est compréhensible mais, mû par notre modernité conquérante, il est en train de s’emballer. Et pour mieux se légitimer, il revêt des atours moraux.

Le “wokisme” serait donc l’avènement du monde « plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles », que décrivait Chesterton ?

Je récuse le terme “wokisme”. C’est un mot fourre-tout qui permet à des minorités actives d’agréger leurs combats et de créer une union sacrée contre un ennemi polycéphale. Il sert aussi de talisman magique, de cri de ralliement pour une cristallisation identitaire qui peut ainsi clairement identifier et condamner son ennemi par un mot simpliste et, par ricochet, simplifier à outrance sa propre nature. L’identité n’est certes pas fluide ou morcelée, elle n’en est pas pour autant monolithique. Et l’on ne répond pas à une hystérie par une constipation car les deux mènent à une mainmise par une caste d’intellectuels ou de politiciens, seuls garants du dépôt sacré. Cela étant dit, le mot “woke” vient de la culture étasunienne noire ; il a été employé pour la première fois dans le New York Times en 1962, avant de resurgir dans les années 2010, notamment au moment du Black Lives Matter en 2014, et de se répandre par la suite. Woke se traduit par « éveillé », « conscient ». J’y vois une forme de pastiche de l’Évangile selon saint Matthieu : « Veillez donc, puisque vous ne savez pas quel jour votre Seigneur viendra ». Désormais, ce mouvement nous dit : « Soyez ultrasensibles aux injustices qui vous entourent et qui vous touchent personnellement ». Mais cette injonction évangélique n'est plus tournée vers une transcendance : elle s’est écrasée dans la pure immanence et dans la morale.

L’homme blanc de 2023 est-il condamné à payer une facture éternelle ?

Tant qu’il n’aura pas identifié et décortiqué la mécanique victimaire, aussi automatique parfois qu’une pièce de théâtre de Ionesco, il ne s’en sortira pas. Certains passeront leur vie à s’excuser ; d’autres, à l’inverse, nieront la culpabilité en bloc et gagneront les rangs des identitaires pour tenter de renverser la vapeur. Mais si cet homme blanc hétérosexuel occidental apprend à être un parmi d’autres et non plus le pivot de l’histoire, s’il accepte son héritage traditionnel pluriséculaire et retrouve une foi qui ne nie plus le mystère, le sacré et l’épaisseur ontologique, il pourra brûler les nouvelles idoles et se remettre en marche. Et, partant, remettre sa civilisation en marche.


 

Les Illusions dangereuses, Jean-Philippe Trottier, éd. Artège, 216 pages, 17,90 euros.

Les Illusions dangereuses, Jean-Philippe Trottier, éd. Artège, 216 pages, 17,90 euros.

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