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L'ère de la scène

Site d'Eléonore de Vulpillières. Recensions d'essais, pièces de théâtre, expositions... mon site propose des sujets relatifs à la scène culturelle.

[RECENSION] Les enragés de la liberté, ou l'art du pamphlet

[RECENSION] Les enragés de la liberté, ou l'art du pamphlet

Cet article a été publié initialement le 13 juillet 2023 sur le site de Marianne.

 

Quel point commun existe-t-il entre le huguenot Agrippa d’Aubigné, le membre de la noblesse député du Tiers-état Mirabeau et le socialiste libertaire Henri Rochefort ? Entre le dandy catholique Barbey d’Aurevilly et Jacques Hébert, qui se voulait le successeur de Marat et luttait ardemment pour que tous les aristocrates passent « au rasoir national » ?

Révoltés, rétifs à l’autorité, le verbe haut, animés par un fervent désir de bousculer l’ordre établi, ces satiristes et écrivains furent tous épris de liberté. C’est cette soif inextinguible de liberté que Daniel Cosculluela dépeint dans une anthologie des pamphlétaires du XVIe au XXe siècle baptisée, le poing levé, Les enragés de la liberté (ed. Max Milo). Classés par ordre alphabétique, les trente-neuf pamphlétaires sélectionnés par l’auteur, qui collabora au journal satirique Hara Kiri, sont mis en lumière, tant dans leur biographie que dans leur œuvre. Cosculluela rappelle les destins d’auteurs connus, mais a le mérite de sortir de l’ombre d’autres écrivains comme le vigneron tourangeau féru de latin et de grec Paul-Louis Courier ; alors qu’à 25 ans, la carrière entravée par une désertion quelques années plus tôt de l’armée révolutionnaire, Courier est en Italie, il assiste avec colère et dégoût au pillage et au vandalisme de Rome par les soldats de Bonaparte. La mission libératrice et civilisatrice de la France en Europe lui paraît être une vaste plaisanterie. On découvre aussi Gaston Couté, poète paysan précurseur de Georges Brassens, « merle du peuple » monté à Paris pour chanter sur la butte Montmartre et ses pentes « la chanson d’un gars qu’a mal tourné » ou encore « le Christ en bas ».

 

L’auteur de cette anthologie réussit le tour de force de s’emparer avec une égale sincérité de profils radicalement différents, et offre au lecteur des récits de vie parsemés de citations qui éclairent les personnalités diverses qui composent le livre. Attardons-nous sur trois d’entre elles, qui donnent le la de l’ouvrage. Léon Daudet, « accusateur royaliste et manant du roi », fervent admirateur de Drumont, l’auteur de La France juive, au point d’adhérer à la ligue antisémitique, finit par s’en lasser au bout de quelques années ; c’est vers le système politico-philosophique selon lui plus cohérent, de Maurras qu’il se tourne, écrivant dans L’Action française, éreintant Clemenceau d’une plume acérée, qu’il surnomme « le Tueur » depuis le massacre des ouvriers de Draveil. Dans un tout autre registre, on lit avec intérêt le portrait de Blanqui, « l’homme révolution », érigé au rang de véritable mythe du héros obstiné, fomentateur de complots révolutionnaires ayant passé près de la moitié de sa vie en prison. Alors qu’en 2023, les concerts de casseroles sont perçus comme subversifs par le pouvoir, ce sont les banquets républicains qui menacent la légitimité de la monarchie de Juillet en 1848, suivis, après leur interdiction par les cris populaires de « Guizot à la potence ». Vingt ans plus tard, ce défenseur d’une république sociale et vif adversaire des Prussiens voit avec effarement arriver au pouvoir les modérés « capitulards » ; il sera de nouveau emprisonné après le début de la Commune de Paris. Quant à Octave Mirbeau, fils de bourgeois normands, il s’oppose hardiment à une « société capitaliste qui a semé la misère, et récolte la haine », encadrée par un Etat « assassin et voleur », ce qui justifie donc à ses yeux l’anarchisme. Sensible aux arts, il défend les impressionnistes qui émergent, et charge les peintres académiques. La virulence des propos de tous ces pamphlétaires, la vigueur de leur constance contestataire sont deux éléments majeurs des Enragés de la liberté.

 

« J’ai voulu engager un dialogue avec ceux qui ont existé et doivent continuer à vivre à travers nos pensées, nos rêves, nos émotions et nos révoltes » explique l’auteur dans sa postface intitulée “Dialogue avec les morts”. Une fresque utile qui aide à prendre la mesure de la riche tradition pamphlétaire française, à mettre en perspective avec le niveau général des débats politiques et intellectuels contemporains.

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